7
Le lendemain, Mrs Sprot fit un saut à Londres.
Il avait suffi de quelques allusions discrètes de sa part pour que plusieurs des hôtes de Sans Souci lui offrent immédiatement de veiller sur Betty en son absence. Et Mrs Sprot partit, non sans avoir abondamment adjuré sa fille de se conduire avec sagesse.
Sur quoi Betty ne lâcha plus d’une semelle Tuppence, qui avait choisi de s’occuper de l’enfant pendant la matinée.
— Jouer, décida Betty. Jouer cache-cache.
Son langage progressait de jour en jour. Elle avait pris la délicieuse habitude d’incliner la tête de côté, d’adresser à son interlocuteur un sourire enjôleur et de murmurer :
— Siouplaît…
Tuppence avait projeté une promenade, mais il tombait des hallebardes. Aussi s’installèrent-elles dans la chambre. Betty la conduisit par la main jusqu’au bureau, dont le tiroir le plus bas abritait ses jeux.
— Nous allons jouer à cache-cache avec Bonzo ? demanda Tuppence.
Mais Betty avait changé d’idée et exigea :
— Me ’ire histoire.
De l’étagère, Tuppence tira un livre assez déchiré, mais la gamine hurla :
— Non, non ! Virain !… Mauvais…
Tuppence fixa sur Betty un regard ébahi, puis sur le livre : c’était une version illustrée du Petit Jack Homer.
— C’est Jack qui était un vilain garçon ? demanda Tuppence. Parce qu’il avait volé une prune ?
Mais Betty répéta, en accentuant les syllabes :
— Mau-vais. (Et, avec beaucoup d’efforts :) Sa-a-a-a-le !…
Elle arracha le livre des mains de Tuppence, le remit à sa place, puis tira un livre identique de l’autre extrémité de l’étagère et annonça, souriant triomphalement :
— Pro-pre pe-tit Jackorner !…
Tuppence comprit qu’une nouvelle édition, flambant neuve, avait remplacé l’exemplaire sale et déchiré. Cela l’amusa. Mrs Sprot représentait le type même de ce que Tuppence appelait « une mère hygiénique », une de ces femmes toujours agitées par la phobie des microbes et de la nourriture malsaine, et inquiètes à la seule pensée que leur enfant puisse sucer un jouet poussiéreux.
Elevée dans l’atmosphère libre et heureuse d’un presbytère de campagne, Tuppence nourrissait le plus profond mépris pour les tenants d’une hygiène maladive et, quand elle les élevait, elle avait laissé ses deux enfants absorber ce qui constituait, à son avis, une « quantité raisonnable » de saletés diverses. Elle n’en prit pas moins la bonne version de Jack Homer et la lut à la petite fille sans manquer, bien sûr, les commentaires d’usage. Betty gazouillait : « Ça, Jack !… Prune !… Dans gâteau ! » Elle montrait tout cela d’un doigt poisseux qui conduirait très bientôt le second exemplaire de Jack Homer à rejoindre le premier au rancart. On passa ensuite à la lecture de Petit jars, petite oie, puis à celle de La vieille dame qui habitait dans un soulier. Sur quoi Betty se mit en devoir de cacher les livres, et, à la grande joie de l’enfant, il fallut à Tuppence un temps incroyablement long pour les retrouver. C’est ainsi que les heures de la matinée s’écoulèrent avec rapidité.
Après le déjeuner, on coucha Betty pour sa sieste. Et Mrs O’Rourke invita Tuppence dans sa chambre.
La chambre de Mrs O’Rourke offrait l’image d’un beau désordre. Il y flottait un parfum de pastilles de menthe et de biscuits rances, mêlé à l’odeur tenace de l’antimite. Chacune des tables supportait des cadres contenant les photographies des enfants et des petits-enfants de Mrs O’Rourke, de ses neveux et nièces, et même de ses petites-nièces et petits-neveux. Il y en avait une telle profusion que Tuppence eut le sentiment de jouer un rôle dans une pièce dépeignant avec infiniment de réalisme les dernières années du règne de la reine Victoria.
— Vous vous débrouillez formidablement avec les enfants, observa gaiement Mrs O’Rourke.
— Oh ! vous savez, répliqua Tuppence, avec mes deux…
— Deux ? Mais je croyais que vous aviez trois garçons, coupa vivement Mrs O’Rourke.
— Mais oui, bien sûr. Trois. Mais les deux derniers n’ont que quatorze mois de différence, et je pensais à l’instant à tout le temps que j’ai passé avec eux.
— Ah ! bon, je vois… Asseyez-vous, Mrs Blenkensop. Faites comme chez vous.
Tuppence prit place avec docilité. Elle eût préféré ne pas se sentir toujours aussi mal à l’aise en présence de Mrs O’Rourke. Il lui semblait comprendre ce qu’avaient pu éprouver Hansel ou Gretel après l’invitation de la sorcière.
— Dites-moi donc ce que vous pensez de Sans Souci, reprit Mrs O’Rourke.
Tuppence ne trouva à répondre que quelques plates banalités, mais Mrs O’Rourke l’interrompit sans grands ménagements :
— Non… Ce que je vous demandais, c’est si vous ne trouvez pas que cet endroit est bizarre.
— Bizarre ? Non, je ne crois pas.
— Pas même Mrs Perenna ? Elle vous intéresse, reconnaissez-le. Je vous ai vue l’observer à n’en plus finir.
Tuppence rougit :
— C’est… c’est une femme intéressante.
— Mais non ! trancha Mrs O’Rourke. C’est une femme tout ce qu’il y a de quelconque – pour autant qu’elle corresponde réellement à l’impression qu’elle donne. Mais, après tout, peut-être n’est-elle pas si ordinaire qu’elle veut s’en donner l’air… C’est ça, votre petite idée ?
— Vraiment, Mrs O’Rourke, je ne comprends pas à quoi vous faites allusion.
— Vous n’avez jamais pris le temps de réfléchir que beaucoup d’entre nous sont ainsi ? Bien différents au fond de ce qu’ils paraissent en surface ? Prenez Mr Meadowes, par exemple. C’est un homme tout à fait étonnant. Parfois, je dirais que c’est un Anglais typique, stupide jusqu’à l’os. Mais, d’autres fois, il a des regards, ou des phrases, qui ne sont pas stupides du tout. C’est réellement bizarre, ça, vous ne trouvez pas ?
— Oh ! je suis convaincue que Mr Meadowes est on ne peut plus typique, trancha Tuppence.
— Il y en a d’autres. Vous voyez peut-être de qui je veux parler…
Tuppence secoua la tête.
Comme s’il s’agissait d’une devinette, Mrs O’Rourke reprit, docte :
— Un nom qui commence par un S…
Saisie par une flambée de colère, et animée du désir obscur de prendre la défense d’un être jeune et vulnérable, Tuppence jeta :
— Sheila est seulement révoltée. On l’est en général, à son âge.
Mrs O’Rourke hocha la tête à plusieurs reprises, ce qui lui donna une vive ressemblance avec la statuette d’un mandarin chinois ventripotent que Tuppence se souvenait d’avoir vue sur la cheminée de tante Gracie. Un large sourire lui étirait la commissure des lèvres. Elle souffla :
— Peut-être l’ignoriez-vous, mais miss Minton se prénomme Sophia.
— Oh !… lâcha Tuppence, au comble de la surprise. C’est à miss Minton que vous pensiez ?…
— Non.
Tuppence se tourna vers la fenêtre. C’était étrange de voir à quel point cette vieille femme était capable de l’impressionner, de répandre autour d’elle une atmosphère de malaise et de peur. « Une souris entre les griffes d’un chat, pensa-t-elle. Voilà comment je me sens. »
Oui, c’était ça. Cette vieille femme éléphantesque, assise là, ronronnant presque… Et l’étreinte des griffes jouant avec quelque chose qui, malgré le ronronnement, ne pouvait s’échapper…
« Je déraille… je déraille complètement ! se gourmanda-t-elle. Tout ça, c’est le fruit de mon imagination ! » Elle regarda le jardin. La pluie avait cessé, mais on entendait encore le clapotis des gouttelettes tombant des arbres.
« Je me fais des idées, pensa-t-elle encore. Dieu sait pourtant si je ne suis pas femme à fantasmer. Mais il y a quelque chose ici, comme une tumeur maligne, un abcès de fixation. Si je pouvais voir… »
Le cours de ses pensées fut brutalement interrompu.
Au fond du jardin, les buissons venaient de s’écarter. Apparu dans la brèche, un visage fixait la maison à la dérobée. C’était le visage de l’étrangère qu’elle avait vue parler sur la route avec Karl von Deinim.
Elle avait un regard immobile, qui ne cillait pas. C’en était presque inhumain, jugea Tuppence. Un regard fixe, qui ne quittait pas les fenêtres de Sans Souci. Un regard dénué d’expression… et pourtant lourd de menaces. Figé. Implacable. Un regard qui véhiculait une passion, une force obscure, bien étrangère à Sans Souci et au train-train quotidien de la vie dans une pension de famille anglaise. Le regard qu’avait dû avoir Jaël, quand il s’apprêtait à enfoncer le clou dans le front de Sisera endormie.
Ces noires pensées défilèrent en un éclair dans l’esprit de Tuppence. Se détournant, elle marmonna quelques paroles indistinctes à l’adresse de Mrs O’Rourke, sortit en toute hâte, dévala l’escalier et courut jusqu’à la porte d’entrée.
Elle prit sur la droite la petite allée qui la conduirait jusqu’aux buissons. Il n’y avait plus personne. Traversant le bosquet, elle parvint à la route dont elle observa les deux côtés. Personne, là non plus. Où donc était passée cette femme ?
Irritée, elle regagna Sans Souci. Elle avait rêvé ou quoi ? Non, cette femme, elle l’avait bel et bien vue. Sans se laisser abattre, elle parcourut le jardin en tous sens, contournant chaque arbre, explorant chaque massif. Ses vêtements et ses chaussures s’imbibaient d’eau, et toujours pas la moindre trace de l’étrange inconnue. Quand elle regagna l’hôtel, elle se sentait la proie d’une sombre prémonition – comme si, dans un cauchemar éveillé, elle pressentait qu’un malheur allait arriver.
Mais jamais elle n’aurait pu deviner – jamais elle n’en aurait été capable – ce que serait le malheur en question.
*
Le ciel s’étant dégagé, miss Minton s’affairait à habiller Betty avant de l’emmener en promenade. Toutes deux descendraient en ville pour y acheter un canard de celluloïd destiné à partager le bain de la fillette.
Cette perspective excitait tellement Betty et l’agitait avec tant de violence qu’il en était devenu difficile de glisser chacun de ses bras dans une manche de son chandail. Finalement, toutes deux se mirent en route. Betty gazouillait avec force « Chtécanard ! Chtécanard ! Pourbainbetty ! Pourbainbetty ! » Elle prenait un plaisir immense à répéter sans cesse d’aussi prometteuses perspectives.
Deux allumettes en croix, apparemment abandonnées sur la table de marbre du hall, avaient averti Tuppence que Tommy consacrerait l’après-midi à pister Mrs Perenna. Elle s’installa donc dans le petit salon, en compagnie de Mr et Mrs Cayley.
Mr Cayley faisait montre d’une humeur chagrine. Il était venu à Leahampton, se plaignait-il, pour y trouver le repos et un calme absolu. Et, sérieusement, quelle sorte de repos pouvait-on espérer avec une enfant dans la maison ? Toute la journée, cette maudite gamine n’arrêtait pas de pousser des cris, de courir en tous sens, de sauter dans les escaliers…
Son épouse tenta de faire observer que Betty était un amour de gosse, mais son commentaire fut mal accueilli :
— Bien sûr, bien sûr, grinça Mr Cayley, agitant son long cou. Mais sa mère devrait la faire tenir tranquille. Il faut penser un peu aux autres, quand même – aux malades, ceux dont les nerfs ont besoin de détente…
— Ce n’est pas si facile avec une fillette de cet âge, remarqua Tuppence. Et ce serait contre nature. En fait, si la petite se tenait tranquille, c’est qu’il y aurait quelque chose d’anormal.
— Foutaises… foutaises que ces stupides théories modernes, grommela aigrement Mr Cayley. Laisser les enfants faire ce qui leur passe par la tête ! Et puis quoi, encore ? Un enfant doit rester dans un coin et… je ne sais pas, moi : jouer à la poupée, ou lire, ou ce que vous voudrez…
— Elle n’a pas encore trois ans, sourit Tuppence. Vous ne pouvez pas, décemment, lui demander de savoir lire.
— Oui… eh bien, il faudrait arranger ça. J’en toucherai deux mots à Mrs Perenna. La gosse chantait dans son lit, ce matin, avant même 7 heures. J’avais passé une mauvaise nuit, et je venais juste de m’assoupir enfin. Il va de soi qu’elle m’a réveillé.
— Il est très important que Mr Cayley puisse dormir autant qu’il est possible, expliqua Mrs Cayley avec anxiété. C’est ce que le médecin a ordonné.
— Vous auriez dû aller dans une maison de repos, insinua Tuppence.
— Chère madame, les endroits de ce genre conduisent un homme droit à la ruine et, par surcroît, l’atmosphère ne me convient pas. Il y traîne comme une ambiance de maladie qui a la plus mauvaise influence sur mon subconscient.
— Le médecin a prescrit une société animée, une vie normale, renchérit Mrs Cayley. Il pensait qu’un séjour à l’hôtel serait beaucoup mieux approprié que la location d’une maison meublée. Que Mr Cayley y serait moins exposé aux risques d’une dépression et que, au contraire, échanger des idées avec d’autres personnes le stimulerait.
Pour autant que Tuppence ait pu en juger, Mr Cayley ne concevait les échanges d’idées que sous la forme de conférences au cours desquelles il détaillait ses maux et ses symptômes, et jugeait de la qualité de ses auditeurs à l’aune de sympathie qu’il rencontrait chez eux.
Elle changea habilement de sujet :
— Je voudrais que vous m’exposiez vos vues personnelles sur la vie en Allemagne. Vous m’avez dit que vous y aviez souvent voyagé au cours des dernières années. Et j’aimerais bien entendre l’opinion d’un homme qui, comme vous, a l’expérience du monde. J’ai vu tout de suite que vous n’êtes pas du genre à vous laisser aveugler par les préjugés et que vous pouvez décrire objectivement ce qu’est la situation là-bas.
Tuppence était d’avis que, lorsque l’on a affaire à un homme, il ne faut pas plus ménager la flatterie que la confiture sur une tartine. Mr Cayley ne manqua pas de mordre à l’hameçon :
— Comme vous le dites si bien, chère madame, je suis effectivement capable de me former une opinion dégagée des préjugés. Eh bien, voyez-vous…
S’ensuivit un monologue. Si Tuppence se borna à glisser de temps en temps un « Ça, c’est très intéressant », ou encore un « Vous êtes un observateur d’une rare perspicacité », elle n’en écoutait pas moins avec une attention qui n’avait rien de feint. Car Mr Cayley, mis en verve par l’intérêt qu’il soulevait, ne craignait pas de se poser en admirateur convaincu du régime nazi. S’il n’allait pas jusqu’à l’exprimer explicitement, il laissait clairement entendre qu’il aurait été bien préférable que l’Angleterre et l’Allemagne s’allient contre le reste de l’Europe.
Le retour de miss Minton et de Betty, qui avaient dûment fait l’emplette du canard de celluloïd, mit fin à l’exposé qui s’était prolongé près de deux heures. Levant les yeux, Tuppence nota une étrange expression sur les traits de Mrs Cayley, une expression difficile à préciser. Cela pouvait trahir la jalousie, bien excusable, d’une épouse qui constate qu’une autre femme monopolise l’attention de son mari. Cela pouvait, aussi, révéler de l’inquiétude devant les sentiments trop ouvertement affichés par Mr Cayley. En tout état de cause, c’était un signe de mécontentement.
L’heure du thé passa, suivie de près par le retour de Londres de Mrs Sprot, qui ne manqua pas de s’exclamer :
— J’espère que Betty a été sage et qu’elle ne vous a pas causé d’ennuis ! Tu as été sage, Betty ?
Betty, laconique, répliqua seulement :
— Con tu !
Chacun comprit qu’elle n’avait pas eu la moindre intention d’insulter sa mère, mais réclamait seulement de la confiture de groseilles. Mrs O’Rourke en fut secouée de rire, tandis que la jeune maman se scandalisait :
— Je t’en prie, Betty chérie !…
Sur quoi Mrs Sprot s’installa, avala force tasses de thé et entama avec fougue le récit par le menu de ses courses dans la capitale, de la cohue dans le train bondé, de ce qu’un soldat tout récemment revenu du front français avait raconté aux occupants de son wagon… et du sombre pronostic de la vendeuse d’un rayon de lingerie qui lui avait annoncé la prochaine pénurie de bas de soie.
Propos, somme toute, qui brillaient surtout par leur extrême banalité. On s’en alla poursuivre la conversation sur la terrasse car, sous un soleil maintenant éclatant, la pluie du matin était bien oubliée.
Betty cavalait joyeusement, rapportant de mystérieuses expéditions dans les buissons tantôt une feuille de laurier, tantôt des poignées de cailloux qu’elle déposait sur les genoux de l’une des grandes personnes présentes avec de longues – et incompréhensibles – explications. Par chance, elle n’éprouvait guère le besoin que l’on participe à son jeu et se contentait de quelques « Comme c’est joli, ma chérie. C’est ravissant ».
On n’aurait pu imaginer fin d’après-midi plus paisible, plus caractéristique de l’atmosphère feutrée de Sans Souci. On bavardait, on évoquait les ragots de l’arrière, on s’interrogeait sur le déroulement de la bataille : la France est-elle capable de se ressaisir ? Est-ce que Weygand va pouvoir redresser la situation ? Que va faire la Russie ? Hitler peut-il tenter et réussir un débarquement en Angleterre ? Et Paris tombera-t-il aux mains des Allemands si les Français n’arrivent pas à colmater la poche ? Et, dites-moi, est-il vrai que… Moi, on m’a dit au contraire… Il y a un bruit qui court…
On se chamailla avec entrain sur les plus récentes rumeurs, tant militaires que politiques.
« Qui a dit que le bavardage était dangereux ? pensa Tuppence. Quelle ânerie ! C’est une soupape de sûreté. Les gens raffolent des rumeurs. Elles les aident à surmonter leurs soucis, leurs angoisses. » Et elle s’empressa d’apporter sa contribution, avec un prologue des plus alléchants :
— Mon fils m’a écrit… Mais c’est absolument entre nous, vous le comprenez…
Mrs Sprot regarda soudain sa montre :
— Seigneur Jésus ! s’exclama-t-elle. Il est presque 7 heures et j’aurais dû coucher ma fille depuis bien longtemps ! Betty ! Betty !…
Il y avait un bon moment que Betty n’était plus réapparue sur la terrasse, mais nul n’y avait prêté grande attention. Mrs Sprot renouvela ses appels, avec une impatience croissante :
— Betty ! Betty-y-y !… Où peut donc bien être cette gamine ?
Mrs O’Rourke éclata d’un rire sonore :
— Sûrement partie faire une sottise ! C’est toujours comme ça quand on n’entend plus de bruit.
— Betty ! Viens ici tout de suite !
Il n’y eut pas de réponse. Mrs Sprot se leva avec impatience :
— Je n’ai plus qu’à partir à sa recherche. Mais je me demande où elle peut bien être passée.
Miss Minton émit l’idée que la petite s’était cachée, et Tuppence, qui n’avait pas oublié sa propre enfance, suggéra d’aller voir dans la cuisine. Mais Betty demeurait introuvable. Elle n’était ni à l’intérieur de l’hôtel ni dans le jardin. Tous se mirent en chasse, lançant des appels, buisson après buisson, chambre après chambre : Betty n’était nulle part.
L’inquiétude commença de se peindre sur le visage de Mrs Sprot :
— Betty est insupportable. Réellement insupportable ! Vous pensez qu’elle a pu aller jusqu’à la route ?
Tuppence l’accompagna jusqu’à la grille. Et toutes deux scrutèrent le coteau, de haut en bas. Mais il n’y avait personne en vue, à l’exception d’un livreur, bicyclette à la main, qui discutait avec une soubrette à la porte de Saint Lucian, sur le trottoir d’en face.
À l’instigation de Tuppence, Mrs Sprot et elle traversèrent la route, et Mrs Sprot demanda aux jeunes gens si l’un d’eux avait vu passer une petite fille. Tous deux commencèrent par secouer la tête, mais la soubrette parut soudain recouvrer ses souvenirs.
— Une petite fille en robe de popeline à rayures ? interrogea-t-elle.
— Oui, c’est ça, confirma hâtivement Mrs Sprot.
— Je l’ai vue il y a à peu près une demi-heure. Elle descendait la route, avec une femme.
— Une femme ? cria presque Mrs Sprot. Quel genre de femme ?
La soubrette de Saint Lucian ne dissimula pas son embarras :
— Eh bien, euh… C’était, comme qui dirait, une femme bizarre. Étrangère, qu’elle était. Habillée n’importe comment. Une espèce de châle, et pas de chapeau, et puis une figure bizarre aussi, hein ? À faire peur, si vous voyez ce que je veux dire. Je l’avais déjà vue deux ou trois fois dans le coin. Et, pour dire vrai, je la trouvais un peu miteuse… enfin, si vous voyez ce que je veux dire…
En une fraction de seconde, Tuppence revit en pensée le visage qu’elle avait entraperçu dans les buissons l’après-midi même et se souvint du pressentiment qui l’avait assaillie.
Mais jamais elle n’aurait fait le moindre lien entre cette femme et Betty. C’était incompréhensible.
Elle n’eut pas le loisir de s’abandonner à ses réflexions. Mrs Sprot était sur le point de s’évanouir :
— Oh, Betty mon bébé ! Elle a été enlevée ! Elle… à quoi ressemblait cette femme ?… à une bohémienne ?
Tuppence reprit les choses en main :
— Non. Elle était blonde, très blonde. Avec un visage large, des pommettes hautes et des yeux bleus très écartés.
Mrs Sprot la fixait, ébahie. Tuppence expliqua rapidement :
— J’ai vu cette femme, cet après-midi. Elle s’était cachée dans les buissons, au fond du jardin. Et j’avais déjà remarqué qu’elle rôdait dans les parages. Un jour, j’ai vu Karl von Deinim parler avec elle. C’est elle, sûrement…
La soubrette fit chorus :
— Oui, c’est ça. Blonde qu’elle était. Et miteuse, hein ? Et elle comprenait rien à ce qu’on lui disait…
— Oh, Seigneur ! gémit Mrs Sprot. Qu’est-ce que je peux bien faire ?
Tuppence lui passa un bras autour de la taille :
— On va retourner à l’hôtel. Vous allez boire une bonne lampée de cognac. Et après ça, nous téléphonerons à la police. Ne vous inquiétez pas. On va la retrouver.
Vacillante, Mrs Sprot suivit Tuppence, répétant d’un air égaré :
— Je n’arrive pas à comprendre que Betty ait suivi une inconnue…
— Elle est encore toute petite, répliqua Tuppence. Pas assez grande pour être timide.
— C’est sûrement une Allemande, souffla Mrs Sprot. Elle va tuer Betty.
— Mais non, voyons ! trancha Tuppence. Tout ira bien. Je suis sûre que ce n’est qu’une déséquilibrée.
Mais Tuppence avait bien du mal à croire en ses propres paroles. Elle ne pouvait imaginer un seul instant que cette femme, blonde et placide, puisse être une folle.
Karl ! Saurait-il quoi que ce soit ? Était-il mêlé à cette affaire sordide ?
Quelques minutes plus tard, elle en douta : Karl von Deinim, comme toute la maisonnée, paraissait ahuri, incrédule, au comble de l’étonnement.
Dès que les faits furent établis, le major Bletchley prit la direction des opérations.
— Maintenant, chère madame, ordonna-t-il à Mrs Sprot, asseyez vous… buvez un peu de ça… c’est du cognac, ça ne vous fera pas de mal… Moi, je descends au poste de police…
— Un instant…, eut la force de murmurer Mrs Sprot. Il y a peut-être… peut-être quelque chose…
Elle grimpa les escaliers quatre à quatre pour se précipiter dans sa chambre, puis dans celle de Betty. Deux minutes plus tard, on l’entendit dévaler les marches en trombe. Elle saisit le bras du major au moment même où il allait décrocher le téléphone.
— Non, non ! supplia-t-elle. Il ne faut pas ! Il ne faut surtout pas !…
Etouffée par ses sanglots, elle s’effondra dans un fauteuil.
On s’assembla autour d’elle, mais il ne lui fallut que quelques secondes pour redevenir maîtresse d’elle-même. Se redressant, le bras de Mrs Cayley passé autour de ses épaules, elle leur tendit un bout de papier froissé :
— Je l’ai trouvé sur le plancher de ma chambre. On l’avait lesté d’un caillou et on l’a lancé par la fenêtre. Regardez… regardez ce que ça dit…
Tommy s’en empara et le défroissa.
C’était un court message tout en majuscules, à la graphie raide et nerveuse, typique d’une écriture étrangère :
VOTRE ENFANT EST ENTRE NOS MAINS. NOUS VOUS DIRONS EN TEMPS UTILE CE QUE NOUS ATTENDONS DE VOUS. SI VOUS PRÉVENEZ LA POLICE, NOUS TUERONS L’ENFANT. NE DITES RIEN. ATTENDEZ NOS INSTRUCTIONS. SINON…
En guise de signature, le message portait un crâne surmontant deux tibias entrecroisés.
Mrs Sprot parvint seulement à gémir :
— Betty… Betty…
Tout le monde se mit à parler à la fois. « Les salopards ! » éructa Mrs O’Rourke. « Les brutes ! » s’exclama Sheila Perenna. « Ça ne tient pas debout, ça ne tient pas debout… Qui irait gober une histoire pareille ! C’est une blague puérile », commenta Mr Cayley. « Mon Dieu, la pauvre mignonne ! » pleurnicha miss Minton. « Je pas comprendre. Incroyable c’est », baragouina Karl von Deinim. Puis, dominant le brouhaha, la voix de commandement du major Bletchley s’éleva :
— Du baratin ! Du chantage ! Il faut immédiatement prévenir la police ! Ils auront tôt fait de trouver le fin mot de cette histoire !
Une nouvelle fois, il se dirigea vers le téléphone. Mais il suffit d’un cri de Mrs Sprot, le cri d’une mère blessée, pour l’arrêter net.
— Mais enfin, madame, vociféra-t-il, c’est la seule chose à faire ! Ce message, c’est une tentative d’intimidation destinée à nous empêcher de nous lancer à la poursuite de ces misérables !
— Ils vont la tuer.
— Foutaises ! Ils n’oseront jamais.
— Je vous répète que je ne veux pas. Je suis sa mère. C’est à moi de décider.
— Je sais, je sais. C’est bien là-dessus qu’ils comptent – sur ce genre de réaction. Réaction bien naturelle, soit dit en passant. Mais vous devez me croire, madame, en tant qu’officier et qu’homme d’expérience : c’est de la police dont nous avons besoin.
— Non !
Du regard, le major Bletchley chercha des alliés :
— Vous êtes bien d’accord avec moi, Meadowes ?
Silencieux, Tommy hocha la tête.
— Et vous, Cayley ?… Vous voyez, Mrs Sprot, Cayley et Meadowes sont du même avis que moi.
Mais, violente, Mrs Sprot jeta :
— Les hommes ! Tous les mêmes !… Demandez aux femmes ce qu’elles en pensent !
Du coin de l’œil, Tommy tenta d’attirer l’attention de Tuppence. Mais Tuppence, la voix brisée, lâcha :
— Je… j’approuve Mrs Sprot.
« Deborah ! Derek ! songeait-elle. S’il s’agissait d’eux… Oui, je réagirais comme elle. Tommy et les autres ont raison, c’est exact, mais, moi, je ne serais pas d’accord. Jamais je n’accepterais de courir un tel risque. »
Comme en écho, Mrs O’Rourke affirmait :
— Pas une mère au monde ne voudrait courir ce risque. Ça, c’est évident.
Mrs Cayley tenta de préciser sa position d’un « Je pense, vous savez, que… eh bien… » pour sombrer ensuite dans la plus noire incohérence.
Miss Minton ne fut pas avare de trémolos :
— Il peut se passer des choses si affreuses… S’il arrivait quoi que ce soit à notre chère petite Betty, nous ne nous le pardonnerions jamais !
— Vous n’avez encore rien dit, Mr von Deinim, siffla Tuppence.
Les yeux si bleus de Karl étincelaient. Mais ses traits restaient figés, comme ceux d’un masque :
— Un étranger je suis, souffla-t-il dans un effort de tout son être. Votre police anglaise je ne pas connaître comment ils sont compétents… et rapides…
Mrs Perenna fit irruption dans le hall, le teint allumé. D’évidence, elle avait grimpé le coteau au pas de charge.
— Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle d’un ton autoritaire, impérieux – non plus celui d’une hôtelière attentive et un tantinet obséquieuse, mais celui d’une femme de tête en pleine possession de ses moyens.
On lui résuma les événements. Certes, ce ne fut qu’un récit confus, conté par trop de gens. Mais elle ne fut pas longue à en saisir l’essentiel. Et, d’une manière étrange, il sembla à chacun que, puisqu’elle avait compris ce qui s’était passé, il fallait s’en remettre à son jugement, comme à un arbitre suprême.
Elle lut et relut le message, puis le reposa. Elle s’exprima enfin, calmement, mais sans appel :
— La police ? Ils ne sont bons à rien. On ne peut pas prendre le risque de les laisser venir traîner ici avec leurs gros sabots. C’est à vous de faire justice. Partez vous-même à la recherche de l’enfant.
Le major Bletchley haussa les épaules :
— Très bien. Si vous ne voulez pas qu’on prévienne la police, c’est en effet la seule chose à faire.
— Ils ne doivent pas avoir beaucoup d’avance, remarqua Tommy.
— La petite bonne avait parlé d’une demi-heure, précisa Tuppence.
— Haydock ! lança le major. Haydock est l’homme qui peut nous aider. Il a une voiture. Cette femme possède un signalement caractéristique, dites-vous ? Et c’est une étrangère ? Elle aura sûrement laissé des traces. Nous n’aurons qu’à les suivre. Allons-y, il n’y a plus une seconde à perdre. Vous venez, Meadowes ?
Mrs Sprot se dressa :
— Je viens aussi.
— Mais non, chère madame. Laissez-nous…
— Je viens aussi !…
— Bon, comme vous voudrez.
Le major renonçait à la lutte… mais cela ne se fit pas sans un commentaire de son cru sur ces espèces animales dont les femelles sont plus empoisonnantes que les mâles.
*
Le capitaine Haydock, qui avait pris la situation en main avec le naturel de ceux que la mer a habitués aux réactions rapides, pilotait son cabriolet. Tommy avait pris place à côté de lui. Derrière, dans le spider, s’entassaient le major Bletchley, Mrs Sprot et Tuppence. Non seulement Mrs Sprot s’était accrochée à elle, mais Tuppence était la seule – exception faite de Karl von Deinim – à connaître de vue la mystérieuse kidnappeuse.
Haydock était bon organisateur, et prompt à la tâche. En un tournemain, il avait fait le plein d’essence, confié au major une carte de la région ainsi qu’un plan à grande échelle de Leahampton, et se tenait prêt à démarrer.
Mrs Sprot s’était ruée dans sa chambre. Pour y prendre un manteau, avait-on pensé. Mais quand ils se furent tous installés dans la voiture que le capitaine lança dans la pente, elle entrouvrit son sac et montra un objet à Tuppence : un pistolet de petite taille.
— Je l’ai pris dans la chambre du major Bletchley, confia-t-elle. Je me suis souvenue qu’il nous avait dit un jour en posséder un.
— Mais vous ne pensez pas que…, essaya d’objecter Tuppence, dubitative.
— Ça pourra nous être utile, trancha Mrs Sprot, butée.
En elle-même, Tuppence s’étonna des forces extraordinaires que l’instinct maternel pouvait libérer chez une jeune femme autrement insignifiante. Elle n’avait aucune peine à imaginer Mrs Sprot, qui était de celles qui s’avouent terrorisées par les armes à feu, en train d’abattre de sang-froid quiconque aurait pu faire du mal à son enfant.
À la suggestion du capitaine, on mit tout d’abord le cap sur la station de chemin de fer. Un train en était parti quelque vingt minutes plus tôt, et il n’était pas impossible que la femme et la fillette y soient montées.
À la gare, ils se séparèrent : Haydock se chargea du receveur, Tommy du guichet et Bletchley des porteurs. Tuppence et Mrs Sprot se rendirent aux toilettes pour dames afin de vérifier si la femme n’y était pas passée pour modifier son aspect général avant de prendre le train.
Tous firent chou blanc. Il devenait difficile de déterminer la marche à suivre. Selon toute probabilité, fit valoir le capitaine, la ravisseuse et ses complices devaient disposer d’une voiture qui les attendait et, aussitôt que Betty avait accepté de suivre l’inconnue, ils s’en étaient servis pour prendre la fuite. À ce stade, fit valoir le major, la coopération de la police devenait plus nécessaire encore : elle seule disposait d’une structure capable d’alerter le pays tout entier et de contrôler tous les itinéraires.
Mais Mrs Sprot, lèvres serrées, secoua une fois de plus la tête en signe de refus.
— Il faut que nous nous mettions dans leur peau, conseilla Tuppence. Où ont-ils garé la voiture pendant qu’ils attendaient ? Aussi près que possible de Sans Souci, mais à un endroit où la présence d’une voiture n’attirerait pas l’attention. Et maintenant, réfléchissons. La femme et Betty descendent ensemble le coteau. En bas, il y a le front de mer. Tant qu’on reste au volant, on peut y stationner. Il y a aussi le parc à voitures de James’ Square, qui n’est pas loin. Ou, sinon, une des petites rues qui partent de l’esplanade…
À cet instant précis, un petit homme timide au nez chaussé d’un lorgnon s’approcha de leur groupe en bégayant quelque peu :
— Excu-cusez-moi… Je ne vous dé-dérange pas, j’espère… Mais j-j-je n’ai p-pas pu ne pas entendre ce que v-vous demandiez au porteur, là, t-tout de suite… (Il prit le parti de s’adresser plus particulièrement au major :) Je n’écoutais pas, bien sûr… Je n’étais venu que pour m’enquérir d’un colis… C’est incroyable le retard que tout prend maintenant… On dit que c’est à cause des mouvements de troupes… Mais quand il s’agit de denrées périssables… Le colis, je veux dire… Et, voyez-vous, c’est comme ça que j’ai été amené à entendre… Et ça m’a vraiment paru la plus extraordinaire des coïncidences…
Mrs Sprot empoigna le petit homme par le bras :
— Vous l’avez vue ? Vous avez vu mon enfant ?
— Oh ! réellement, votre enfant, dites-vous ? Eh bien, figurez-vous que…
— Dites-moi tout ! vociféra Mrs Sprot en enfonçant si profondément ses ongles dans le bras du nouveau venu qu’il en tressaillit de douleur.
— Je vous en prie, intervint Tuppence. Dites-nous le plus rapidement possible ce que vous avez vu. Nous vous en serions très reconnaissants.
— Eh bien ! en réalité, ce n’est peut-être pas grand-chose. Mais le signalement correspond si bien…
Tuppence sentait que Mrs Sprot, à son côté, tremblait d’impatience. Et elle devait elle-même lutter pour conserver son calme. Elle connaissait bien le genre d’homme auquel ils avaient affaire : agité, confus, gauche, incapable d’aller droit au fait, et pire encore si on le pressait. Elle reprit :
— Dites-nous tout, s’il vous plaît.
— C’est seulement que… Oh ! à propos, je m’appelle Robbins… Edward Robbins…
— Eh bien ! Mr Robbins ?…
— J’habite Whiteways, sur Ernes Cliff Road. C’est l’une des maisons neuves, sur la nouvelle route… Pas trop cher, tout le confort, une vue superbe et les collines à deux pas.
D’un regard, Tuppence calma le major qu’elle sentait prêt à éclater, et demanda :
— Et vous avez vu la petite fille que nous recherchons ?
— Oui, je pense que ce doit être elle. Une petite fille avec une femme étrangère, avez-vous dit ?… En réalité, c’est surtout la femme que j’ai remarquée. Puisque, naturellement, nous sommes tous à l’affût des agents de la Cinquième Colonne, non ?… Il faut ouvrir l’œil, disent les consignes officielles, et c’est ce que j’essaie toujours de faire. Et c’est comme ça, comme je vous le disais, que j’ai remarqué cette femme. J’ai pensé à une infirmière, ou à une femme de chambre… En général, ce sont les professions que choisissent les espionnes pour entrer dans ce pays… Bref cette femme avait l’air bizarre… Et elle se dirigeait vers les collines… Avec une petite fille… La petite semblait très fatiguée, et elle traînait la jambe… Or, à 7 heures et demie, la plupart des enfants de cet âge-là sont déjà couchés… Alors j’ai regardé cette femme sous le nez… Je pense que ça lui a fait peur… Elle a accéléré le pas, en tirant la petite fille derrière elle… Et puis finalement, elle l’a prise dans ses bras… Et elle a continué à avancer sur le chemin des falaises… Et ça, voyez-vous, ça m’a paru très curieux, parce qu’il n’y a aucune maison, par là… Rien… Rien jusqu’à Whitehaven, à huit kilomètres… Une belle promenade pour les marcheurs… Mais, là, j’ai trouvé ça étonnant. Je me suis demandé si cette femme voulait envoyer des signaux… On entend tellement parler des agents ennemis… Et c’est sûr qu’elle m’avait semblé très mal à l’aise quand elle avait vu que je la regardais.
Le capitaine Haydock était déjà remonté dans sa voiture. Le moteur tournait :
— Ernes Cliff Road, vous avez dit ? hurla-t-il. C’est exactement à l’autre bout de la ville, hein ?
— Oui. Vous suivez le front de mer, vous traversez le vieux quartier, et puis…
Tout le monde avait rembarqué, sans plus écouter Mr Robbins.
— Merci, Mr Robbins ! lança tout de même Tuppence.
La voiture partit en trombe, laissant l’autre abasourdi.
S’ils traversèrent la ville sans accident, ce fut plus grâce à la chance qu’aux talents de conducteur du loup de mer. Mais la chance ne leur fit pas défaut.
Ils parvinrent enfin à un ensemble éparpillé de pavillons en construction, quelque peu ternis par la proximité de l’usine à gaz. Une série de petites routes en cul-de-sac grimpaient à l’assaut des collines. Ernes Cliff Road était la troisième.
Le capitaine Haydock s’y engagea après un virage miraculeusement négocié. La chaussée s’achevait par un simple sentier qui conduisait vers le sommet.
— On ferait mieux de descendre et de continuer à pied, déclara le major.
— Je devrais pouvoir mener la voiture presque jusqu’en haut, observa Haydock. Le sol a l’air suffisamment ferme. Un peu cahoteux, mais ça doit passer.
— Oh oui, je vous en prie ! Je vous en prie ! s’époumona Mrs Sprot. Dépêchons-nous.
— Seigneur, faites que ce soit elles, murmura le capitaine entre ses dents. Cet avorton peut avoir vu n’importe quelle bonne femme avec n’importe quelle gamine…
La suspension maltraitée protesta bruyamment. La pente était raide, mais la voiture arriva en haut sans encombre. De là, la vue s’étendait jusqu’à la baie de Whitehaven.
— Pas si bête que ça, commenta le major Bletchley. Si nécessaire, la femme peut passer la nuit par ici et descendre demain matin jusqu’à Whitehaven pour prendre le train…
— Pas la moindre trace, pour autant que je puisse voir, grinça Haydock.
Il était descendu de voiture et avait porté à ses yeux la paire de puissantes jumelles de marine qu’il avait pris la précaution d’emporter. Soudain, on vit son visage se crisper tandis qu’il réglait les oculaires pour distinguer plus nettement deux points en mouvement :
— Nom de Dieu, les voilà !…
Il se remit au volant et la voiture bondit. La chasse ne durerait plus guère. Sans cesse arrachés à leur siège, ballottés d’un côté à l’autre, les occupants du cabriolet gagnaient rapidement sur leur gibier : deux petits points d’abord. Puis, ensuite, distinctement, deux silhouettes, l’une petite, l’autre de haute taille… Plus près encore, une femme tenant un enfant par la main… Et puis une petite fille en robe à rayures vertes. Betty…
Mrs Sprot laissa échapper un cri étranglé.
— Tout va bien, chère petite madame, lui dit le major Bletchley en lui tapotant l’épaule. Nous les tenons.
Ils continuaient de rouler. Tout à coup, la femme se retourna et aperçut la voiture qui fonçait dans sa direction.
Avec un hurlement, elle prit l’enfant dans ses bras et se mit à courir. Non pas droit devant elle, mais vers le bord de la falaise.
Après quelques mètres, la voiture fut contrainte de s’arrêter. Le sol, semé de grosses pierres, devenait trop inégal. Ses occupants en jaillirent.
Mrs Sprot sauta la première et se lança à la poursuite des deux fugitives. Les autres la suivirent.
Alors qu’elles se trouvaient à moins de vingt mètres l’une de l’autre, l’inconnue, d’une pièce, fit face. Elle se tenait maintenant à l’extrême bord de la falaise. Elle poussa un grondement rauque et serra l’enfant encore davantage.
— Bon Dieu ! s’exclama Haydock, elle va jeter la gamine dans le vide !
Mais la femme demeurait immobile et serrait toujours plus fort Betty. Des ondes de haine défiguraient ses traits. Elle leur jeta une longue phrase que nul ne comprit. Mais elle tenait toujours l’enfant et regardait de temps en temps le vide qui pouvait s’ouvrir sous ses pas – à moins d’un mètre.
À l’évidence, elle menaçait de précipiter Betty du haut de la falaise.
Tous restaient là, immobiles, pétrifiés, n’osant plus bouger de peur de provoquer un drame.
Haydock fouilla dans la poche de sa veste et en sortit son revolver réglementaire :
— Posez l’enfant à terre ou je tire ! cria-t-il.
Mais l’inconnue se contenta d’éclater de rire. Elle serrait l’enfant contre sa poitrine. Les deux silhouettes n’en faisaient plus qu’une.
— Je n’ose pas tirer, murmura Haydock. Je risque de toucher la petite.
— Cette femme est folle, l’exhorta Tommy. Elle est capable de sauter d’une seconde à l’autre avec l’enfant.
— Je n’ose pas tirer, répéta Haydock d’une voix faible.
Mais, au même instant, un coup de feu retentit. La femme chancela, s’effondra, sans lâcher Betty.
Les hommes se précipitèrent. Mrs Sprot vacillait, le pistolet encore fumant à la main, les yeux exorbités.
Elle fit quelques pas, d’une démarche d’automate.
Tommy, agenouillé, retournait les deux corps avec précaution. Il vit le visage de la femme et nota son étrange beauté sauvage. Les yeux s’ouvrirent, le fixèrent, puis perdirent toute expression. L’inconnue, atteinte en pleine tête, mourut sur un léger soupir.
Indemne, Betty s’arracha à l’étreinte de la morte et courut vers la femme qui l’attendait, figée comme une statue.
Alors, enfin, Mrs Sprot s’anima. Elle jeta l’arme au loin et se pencha pour prendre la petite fille :
— Elle n’a rien ! s’écria-t-elle. Elle n’a rien ! Oh, Betty !… Betty !
Puis elle lâcha, dans un souffle :
— Est-ce que… est-ce que… je l’ai tuée ?
— N’y pensez pas, lui ordonna Tuppence. N’y pensez plus. Ne pensez qu’à Betty. À Betty seulement.
Secouée par les sanglots, Mrs Sprot berçait l’enfant dans ses bras.
Tuppence s’en fut rejoindre les trois hommes.
— Ça, pour un miracle ! marmonnait Haydock. Moi, je n’aurais jamais su faire mouche comme ça. Que cette femme n’ait jamais tenu une arme, c’est à ne pas croire ! Du tir instinctif… Un miracle, voilà ce que c’est.
— Dieu soit loué ! répliqua Tuppence. Il s’en est fallu de peu.
Elle jeta un coup d’œil aux lames qui se brisaient, là-bas, tout en bas, au pied de la falaise, et frissonna.